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Silence, sidération

Silence, sidération



 


Pourquoi n’ont-elles pas parlé avant ? Pourquoi c’est prescrit ? Pourquoi tout le monde savait, et personne n’a rien dit ? Mais parce qu’on hallucine, mes amis. Parce qu’on n’en finit pas.


 


Parce que vous seriez sidérés aussi, si vous aviez 21 ans et qu’au cours de votre premier stage comme journaliste (pour le quotidien La Provence), un collaborateur de 55 ans vous roulait une pelle après un dîner. J’avais 21 ans. Il a tenté de m’empêcher de refermer la grille de ma résidence, il n’a pas réussi. 21 ans : mon père était encore quadra, pour moi les hommes âgés, ils étaient plus paternalistes que lubriques. Mauvaise évaluation de la situation, hein. J’avais 21 ans, je pensais que j’étais hors-limite et qu’il serait complètement évident que non, je ne baise pas des mecs plus vieux que mon père, pourquoi ferais-je une chose pareille ? C’est quoi d’ailleurs, ce monde où un homme de 55 ans se considère par défaut tellement sexuellement désirable, qu’il ne prend même pas la peine de demander la permission ? (Pourquoi personne ne m’a prévenue, à l’école de journalisme ?) Quand on a 21 ans, par défaut, on ne trouve pas les mecs de 55 ans sexuellement désirables. Ils coulent. Quand j’aurai 55 ans, je coucherai avec des mecs de 55 ans. Je coulerai, on se noiera ensemble.


 


Sidération, donc. Vous seriez sidéré de savoir comment on se sent, à 21 ans, après qu’un vieux mec a mis sa langue dans votre bouche.


 


La sidération, sur le moment, fait que vous ne voulez plus y penser. Vous mettez un couvercle par-dessus, vous finissez votre stage, après tout c’était juste une langue dans une bouche, limite potache, tu vois, bon esprit, team-building, woohoo – heureusement qu’il n’a pas réussi à ouvrir cette grille.


 


Vous seriez sidéré si l’année suivante, stagiaire de 22 ans, diplômée cette fois, votre rédacteur en chef (France 3) se mettait à gueuler « si tu crois qu’à mon âge j’ai encore envie de baiser ma femme », l’absence de baisage de femme (merci pour elle) rendant votre présence en débardeur problématique (car les problèmes de couple sont dus aux débardeurs, comme chacun sait, de même que les problèmes de viol sont liés aux minijupes) – le rédacteur en chef l’a dit à moi et à l’autre stagiaire, en doublon, il aurait baisé l’une ou l’autre, jeunes femmes interchangeables. C’était encore dans le Sud. C’était encore un mois de juillet, il faisait chaud, c’est vrai, je portais des débardeurs. Il n’a pas mis sa langue dans ma bouche.


 


Vous seriez sidéré parce que si vous n’étiez pas sidéré, vous seriez dans le pétrin. Ce sont vos deux premiers stages et quinze ans plus tard, vous faites encore ce boulot, certes pour d’autres employeurs, mais à 22 ans il faut construire un CV. Vous ne pouvez pas être l’emmerdeuse. Les hommes plus vieux auraient eu un avertissement, vous n’auriez plus travaillé. C’est absolument clair et net. Je suis persuadée qu’encore aujourd’hui, une stagiaire parlant de harcèlement se ferait blacklister. Ce serait plus simple pour tout le monde. (Sauf pour elle.)


 


Vous serez sidéré plus tard dans votre vie, après la case stagiaire. Sidéré à chaque fois, et pas seulement au boulot. C’est intéressant parce que vous arriverez à être sidéré et blasé simultanément. Quand on vous dit que ce serait sympa que vous ne fassiez pas de bébé. Ou que ce serait sympa que vous commenciez à tromper votre mec. (Supérieurs hiérarchiques, les deux fois.) Vous aviez également été sidéré quand à 15 ans, un copain de papa vous a sauté dessus (vous vous êtes échappé) – vous n’avez pas pu y croire avant longtemps. 


 


C’est sidérant, vous n’avez jamais porté plainte contre personne. Ce n’était jamais assez grave. Ce n’était jamais un viol, mais que ce serait-il passé si je n’avais pas refermé cette grille. Ce n’étaient pas des viols. Mais parfois des tentatives. Des agressions. Des gestes très manifestement non consensuels. Comme si quelqu’un essayait de vous tuer et que dans votre sidération, vous tourniez la page en pensant : « bah, l’important c’est qu’il n’ait pas réussi ».


 


C’est sidérant mais notre société sort de la sidération. Cela prend du temps et pas mal de forceps. Le fait que les informations ne soient pas sorties plus tôt, souvent invoqué pour discréditer les victimes, est à mon sens un excellent indicateur de réalisme. Le harcèlement assomme. Je ne crois pas qu’on puisse éviter une période de sidération, surtout dans un cadre où les victimes ont plus à perdre que leurs abuseurs, et plus à perdre à parler qu’à se taire. C’est encore le cas aujourd’hui. Un procès pour harcèlement prend des années, la mise au placard des victimes prend cinq minutes. C’est la crise, dehors. On ne retrouve pas de boulot le lendemain, surtout dans les milieux où ça parle – la politique, les médias.


 


C’est sidérant mais une personne qui porterait plainte serait accusée de délation. Ha, la chieuse. Mauvaise presse.


 


C’est sidérant, mais face au harcèlement, nous sommes toutes et tous des stagiaires de 21 ans. Nous avons toutes et tous un intérêt concret à fermer notre gueule. Il va en falloir un paquet, de lanceuses d’alerte, pour bouleverser la donne : au lieu de questionner les années de silence, nous ferions mieux de saluer le courage de ces femmes qui parlent, et de reconnaître que si elles ont été sidérées, ce n’est pas de leur faute – c’est que la situation est sidérante. 

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Written by FLASHMAG

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